Sur les plantes invasives présentes en Martinique (Partie 2)

Résumé de l'épisode précédent : Les services de l'Etat ont dressé une liste des espèces végétales envahissantes ou potentiellement envahissantes1 interdites sur le territoire. Bizarrement, cette plante n'y figure pas.

 

P. fasciculatum  P. fasciculatum

Une herbe envahissante ?

 

Son caractère invasif est pourtant indéniable. Présente essentiellement dans les écotones aquatiques (bords de rivière, arrière de mangrove), la plante forme un peuplement mono-spécifique dense en dessous duquel aucun autre végétal ne peut se développer. Sa croissance très rapide et son port vertical pouvant aller jusqu'à 2m (?) lui donne un avantage certain sur les espèces autochtones. Elle colonise ainsi des espaces entiers où seuls subsistent quelques Mimosa pigra.

 

 

Paspalum fasciculatum : l'herbe vénézuélienne

 

Après des heures et des heures de recherche acharnée, j'ai enfin trouvé le nom de cette plante et je n'en suis pas peu fier. Paradoxalement, en dépit de l'importance de son impact économique et écologique, beaucoup de particuliers et d'agriculteurs ne sont pas encore au fait de la menace qu'elle représente. Pourtant, elle est déjà connue de la recherche et des services qui encadrent l'agriculture en Martinique. Si j'avais su ... Son nom est Paspalum fasciculatum.

 

inflorescence P. fasciculatum  inflorescence P. fasciculatum

Paspales de Paspalum fasciculatum

 

C'est le type d'inflorescence caractéristique du genre Paspalum qui m'a mis sur la voie. Une recherche sur l'espèce Paspalum erectum (à cause du port érigé) sur Google et l'outil "images similaires" m'a conduit à cette photo tirée d'une publication du professeur Pedro Rodríguez Domínguez de l'Université de Mayaguez à Porto Rico.

L'image portait le texte alternatif "Importanzia de las malezas". Et Boom ! J'étais arrivé. Apparemment l'espèce pose également problème à Porto Rico.

D'ailleurs, cette autre publication (Malezas Comunes de Importancia Económica en PR) du professeur montre à quel point les peuplements végétaux sont similaires dans la région caraïbe.

P. fasciculatum

 Je la reconnaîtrais d'entre mille

On s'intéresse rarement à ces mauvaises herbes. Trop communes, elles passeraient presque inaperçues. Pourtant, elles font tout autant partie de notre identité.

J'arrête ici mes jérémiades. Je voulais faire comprendre combien il m'a été difficile de trouver une plante quasi omniprésente dans le centre de la Martinique notamment.

 

Une poacée ...

 

Ceci dit, cette recherche m'a permis de me rendre compte de la richesse de la famille des Poaceae (ou Graminées) qui, selon Wikipedia, comprend environ 12000 espèces réparties en 780 genres. C'est la famille de plantes qui a l'importance économique la plus grande avec les céréales (riz, blé, sorgho, millets, orge, maïs), qui entrent dans l'alimentation de base de nombreuses populations, les plantes fourragères mais aussi le bambou, les pailles et les chaumes, le vétiver, les pelouses pour l'artisanat et l'agrément.

Sur le plan local, en regardant bien, on est surpris de la diversité des espèces de graminées présentes. Elles sont sur le bord des routes, dans les zones humides, elles peuplent les savanes, etc. Les graines de certaines composent le bol alimentaire de petits volatils (et des poules djenm ?).  Les cabouyas, les herbes couteaux, la canne, etc, en font partie.

 

graines de Job

Coix lacryma-jobi2. Les larmes de Job ou L'herbe à chapelets et aussi une poacée.

 

Pour trouver le nom d'une plante inconnue on utilise des clés de détermination (si le végétal est déjà répertorié). Il existe des clés de détermination (identification key) des poaceae sur internet mais elles sont le plus souvent localisées (ex : Botarela, Vicflora, David Bogler Interactive Key to Poaceae of the U.S.). Celle du Royal Botanic Gradens (Kew) a l'avantage d'être mondiale : GrassBase - The Online World Grass Flora.

 

Herbe vénézuélienne ou "herbe à vache" ?

 

Mais revenons à nos moutons. Si cette herbe est relativement peu connue des agriculteurs et de la population, peut-être ne lui a-t-on pas encore donné de nom ? Quel est son nom (vernaculaire, j'entends) ?

Il y a peu d'occurrences sur le web à Paspalum fasciculatum en Martinique. Les quelques documents trouvés, concernent la production de canne à sucre ou des inventaires floristiques des zones aquacoles de l'île.

Apparemment l'herbe pose problème aux planteurs de cannes. Pourtant elle ne figure pas dans le fascicule Adventilles édité par le CTCS (Centre Technique de la Canne et du Sucre) Guadeloupe. Elle n'est pas non plus dans la collection Pl@ntNet de ce réseau (au moment de cet écrit).

Dans une interview de janvier 2020 pour le Rumporter ("Le magazine de la culture rhum"), le Directeur de la SICA Canne Union la baptisait du surnom de "canne d'eau". Le nom serait bien trouvé compte tenu du port dressé de la plante adulte et de son préférendum dulcicole s'il n'était inexact. Les amateurs de floriculture le savent ; la "canne d'eau" c'est autre chose.

Ce même article situe "l'arrivée" de cette plante en Martinique aux environs de 2017. La datation est erronée. Dans une contribution à l'inventaire de la flore dulçaquicole de la Martinique sur les espèces exotiques envahissantes, Franck A. MADDI note sa présence dans les zones humides en 2014.

Mieux, une publication du CIRAD en 2000 sur l'évaluation de 37 espèces de mauvaises herbes présentes dans les champs de bananes comme potentiels réservoirs du nématode Radopholus similis, indique que la plante était déjà présente à cette époque. Paspalum fasciculatum y était identifié comme un bon réservoir du ver.

"Koté zèb ta la soti ? Pa té ni sa avan."

 

Selon le CABI (Centre for Agricultural Bioscience International), la plante est originaire des Amériques, du sud du Mexique jusqu'en Argentine. Pour la base de données Plants Of the World Online elle est également native des Petites Antilles. En revanche, elle aurait été introduite dans les Grandes Antilles (Cuba, République Dominicaine, Haïti, Porto-Rico) ainsi qu'au Suriname et en Guyane Française ! Toutefois, Hitchcock et Chase (Grasses of the West Indies, 1917) indique que Paspalum fasciculatum fut identifié pour la première fois au Brésil.

 

P. fasciculatum distribution

Distribution de Paspalum fasciculatum selon Plants Of the World Online

 

Si P. fasciculatum est originaire de toute la zone, il ne peut porter le nom d'herbe vénézuélienne ou même de Mexican Crowngrass ... L'herbe est également appelée Bamboo grass (USA, Trinidad), camalote negro (Salvador), camalote ou gramalote dans les pays hispanophone ou encore chiguirera grass (Vénézuéla). A tous ces noms, le CABI lui préfère le nom de bull grass ... alors pourquoi ne pas l'appeler herbe à vache ?

D'ailleurs, comment se fait-il que le végétal n'ait pas de nom vernaculaire en Martinique ? Tout laisse supposer que la plante n'est que très récente sur le territoire (20-30 ans ?). Comme me le faisait remarquer un ouvrier agricole : "Koté zèb ta la soti ? Pa té ni sa avan." Si l'herbe était native des Petites Antilles et vu son caractère agressif, les agriculteurs l'auraient déjà repérée ... Ou peut-être n'exprime t-elle ce comportement invasif que depuis peu ? 

Biologie / Ecologie

 

Paspalum fasciculatum est une plante herbacée vivace stolonifère. Ses tiges sont très largement rampantes (jusqu'à 5 m ?) ou dressées (1 à 2 m) mais elles sont aussi parfois grimpantes (jusqu'à 3 m ?)3. La plante se reproduit par voie végétative ou par voie sexuée.

 

souche P. fasciculatum  souche P. fasciculatum

  Jeunes souches de P. fasciculatum

 

stolons P. fasciculatum​  stolons P. fasciculatum

Stolons de P. fasciculatum sur le point de coloniser un nouvel espace.

 

stolons P. fasciculatum​  stolons P. fasciculatum

De chaque noeud peut naître une nouvelle souche de laquelle partiront d'autres stolons.

 

Paspalum fasciculatum pousse dans les terrains vagues, les terres agricoles, les prairies et les sols sableux le long des berges des rivières et des ruisseaux entre 0 et 500 m d'altitude3. Mais la plante a le potentiel de se développer dans d'autres habitats ou écosystèmes4. Son expansion est liée à sa capacité à se disperser en flottant lors de grandes crues fluviales, puis à s'installer sur la côte humide des crues lorsque leur niveau descend. Dans les plaines inondables amazoniennes, la tige à la faculté de survivre plusieurs années sous les inondations5. La colonisation de nouveaux espaces se fait donc surtout par propagation végétative, mais la reproduction sexuée qui a lieu pendant la période des crues joue peut-être également un rôle. Le taux de croissance élevé de l'espèce lui permet de (re)coloniser très rapidement des zones. Par ailleurs, en déplaçant de la terre ou en prélevant de l'herbe pour nourrir ces animaux, l'Homme participe aussi à son cette expansion.

 

parcelle P. fasciculatum  cours d'eau P. fasciculatum

Une parcelle envahie. P. fasciculatum colonisant un cours d'eau.

 

Incidence

 

P. fasciculatum est considérée comme une plante envahissante en Australie, au Costa Rica, à Trinidad et Tobago4 mais aussi à Porto Rico6 ou en Colombie7. L'herbe est particulièrement agressive pour les plantes cultivées et les pâturages8. Au Costa Rica, c'est une mauvaise herbe dans les plantations de palmiers à l'huile et de bananes. Dans les champs de canne à sucre, P. fasciculatum peut causer une réduction importante du rendement et de la teneur en sucre. 

Dans les pâturages, P. fasciculatum concurrence les fourrages naturels ou plantés et se révèle très compétitif pour ceux-ci. Certaines sources rapportent une utilisation de cette herbe comme fourrage. La plante serait cultivée pour nourrir le bétail ou servir de pâturage dans les zones inondables pendant la saison sèche9. En Martinique P. fasciculatum est dédaignée des bovins, ovins et caprins10. Seuls les chevaux et les cochons11 la consomment. En fait, l'herbe a une faible digestibilité au stade végétatif. Les jeunes pousses, plus tendres, sont semble t-il mangées par le bétail. Pour être productive, une parcelle d'herbe à vache devrait donc être taillée régulièrement.

D'un point de vue écologique, P. fasciculatum a la capacité d'influencer les conditions abiotiques des écosystèmes dans lesquels il se développe. En effet, dans sa contribution à l'inventaire de la flore dulçaquicole de la Martinique sur les espèces exotiques envahissantes12, Franck A. MADDI constate que certaines herbacées, dont Paspalum fasciculatum, prolifèrent sur les berges et "participent à la création d'un maillage végétale dense qui favorise l'occlusion des chenaux et réduit la superficie d'eau libre des hydrosystèmes lentiques". La composition de la communauté écologique du milieu est aussi modifiée. A Trinidad et Tobago, la plante aurait un impact négatif sur plus de 50% de la biodiversité du lieu où elle se trouve. En fait, dans les peuplements anciens, rares sont les espèces qui survivent à la concurrence du végétal10

 

La seule lutte efficace semble être l'arrachage complet. Une lutte chimique contre P. fasciculatum conduirait peut-être à un désastre écologique dans certaines zones à cause des quantités d'herbicide nécessaires d'une part, du milieu principalement humide où se développe la plante d'autre part et des conséquences d'une élimination brusque de la couverture végétale sur les sols enfin. En effet, dans les peuplements les plus anciens où la diversité biologique est faible, une élimination de ce couvert mettrait certainement le sol à nu temporairement.

Pour éviter que la plante ne se propage hors de son habitat naturel, il faudrait faire de la prévention. Le plus grand nombre de particuliers, d'agriculteurs de propriétaire d'animaux de bétail doit être au fait de la menace que peut représenter cette herbe sur leur terre.

 

 

 

 

 

Finalement après avoir fait toutes les recherches pour rédiger la première partie de cet article, je suis tombé sur cette page du site de INPN. Comment perdre 3 mois de confinement ...

2 https://www.carib-beans-plants.com/accueil/fiches-de-plantes/coix-lacry…

Paspalum fasciculatum. cabi.org. https://www.cabi.org/isc/datasheet/109603

4 Dr. Puran Bridgemohan Ph.D, Kimberly Singh MSc., Renaldo Lewis MSc. Biology and Management of Invasive Terrestrial Weed Species of Trinidad. 2015. https://www.cabi.org/isc/FullTextPDF/2016/20163135538.pdf

5 CONSERVA, Auristela dos Santos  and  PIEDADE, Maria Teresa Fernandez. Life cycle and ecology of Paspalum fasciculatum Willd. ex. Fluegge (Poaceae), in the várzea of the central Amazon. Acta Amaz. [online]. 2001, vol.31, n.2, pp.205-205. ISSN 1809-4392.  https://doi.org/10.1590/1809-43922001312220.

6 Lourdes S. Bernier y Edwin Más. PLANTAS INVASORAS EN PUERTO RICO. Informes Cooperativos/ DRNA-UPR. Octubre 2009 Número 7. http://drna.pr.gov/wp-content/uploads/2015/04/Plantas-invasoras-en-Puerto-Rico-gram%C3%ADneas-invasoras.pdf

7Pedro Fonseca. Las 5 malezas que aprovecha el hato ganadero. CONtextoganadero. 16 de Septiembre 2016. https://www.contextoganadero.com/ganaderia-sostenible/las-5-malezas-que-aprovecha-el-hato-ganadero

8 Gramalote de Río o yerba venezolana (Paspalum fasciculatum) en Colombia

9 EnríquezQuiroz, Javier-Francisco & Garay, Alfonso & Quero-Carrillo, Adrián & Martínez-Méndez, Daniel. (2015). Producción y Manejo de Gramíneas Tropicales para Pastoreo en Zonas Inundables. https://www.researchgate.net/publication/280082284_Produccion_y_Manejo_de_Gramineas_Tropicales_para_Pastoreo_en_Zonas_Inundables

10  Observations personnelles

11  à vérifier

12  Franck A. MADDI. Contribution à l’inventaire de la flore dulçaquicole de la Martinique : les « espèces exotiques envahissantes ». Bilan des prospections. Société d'Histoire Naturelle l'Herminier, DEAL Martinique. Avril 2014. https://www.biodiversite-martinique.fr/sites/default/files/contribution_a_linventaire_de_la_flore_dulcaquicole_de_la_martinique_les_especes_exotiques_envahissantes-_bilan_des_prospections_societe_dhistoire_naturelle_lherminier_2014_.pdf

 

 

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